10
Crachat de fille

 

 

 

Sans une seconde d’hésitation, j’empoignai mon bâton et soufflai la chandelle, plongeant la cave dans l’obscurité. Puis je courus vers la porte menant aux catacombes.

J’entendis dans mon dos un terrible tumulte : des hurlements, des pleurs, des bruits de lutte. Jetant un coup d’œil, j’aperçus un autre garde qui entrait dans la cave, une torche à la main ; je me glissai derrière des casiers à bouteilles et, à la faveur de l’ombre, gagnai le mur du fond.

J’étais consterné de devoir abandonner Alice et l’Épouvanteur. L’idée d’être venu jusqu’ici et de me montrer incapable de les sauver me rendait malade. J’espérais toutefois que, dans la confusion, ils réussiraient à s’échapper. L’un comme l’autre, ils voyaient dans le noir et, si j’arrivais à gagner l’issue vers les catacombes, ils y parviendraient aussi.

Je sentais la présence d’autres prisonniers, dissimulés près de moi dans les recoins obscurs de la cave. Alice et mon maître se trouvaient peut-être parmi eux ; mais je ne pouvais les appeler sans risquer d’alerter les gardes. Tout en me faufilant entre les casiers, j’eus l’impression que la porte des catacombes s’était entrouverte pour se refermer aussitôt. Il faisait cependant trop sombre pour que j’en sois certain.

Je franchis enfin cette porte. À l’instant où je la tirai derrière moi, une obscurité si dense m’environna que, d’abord, je fus comme un aveugle. Figé en haut de l’escalier, plein d’angoisse, j’attendis que mes yeux s’accoutument.

Dès que je pus distinguer les marches, je les descendis avec précaution et m’engouffrai dans le tunnel, craignant qu’un garde finisse par repérer l’issue : je ne l’avais pas verrouillée, pour laisser à Alice et à l’Épouvanteur – s’ils étaient là – une chance d’en profiter.

D’ordinaire, je me dirige aisément dans le noir, mais, ici, l’obscurité semblait s’épaissir à mesure que j’avançais. Je m’arrêtai et tirai mon briquet de la poche de ma veste. Je m’agenouillai, fis tomber un peu d’amadou sur le pavé et le frappai avec mon silex. Une étincelle jaillit. Quelques secondes plus tard, je rallumais ma chandelle.

Grâce à cette lumière, je marchais plus vite. L’air se refroidissait à chaque pas, et, ici et là, des ombres inquiétantes dansaient sur les murs. Les vagues formes lumineuses étaient bien plus nombreuses qu’à l’aller. Les morts, dérangés par mon premier passage, se rassemblaient.

Soudain, je m’immobilisai : au loin, un chien hurlait. J’écoutai, le cœur battant. Était-ce un vrai chien, ou… autre chose ? Andrew avait évoqué un molosse noir aux crocs impressionnants, une bête énorme : le Fléau lui-même. Je tâchai de me persuader qu’il s’agissait d’un animal réel. Après tout, si un chat était parvenu à s’introduire dans les catacombes, pourquoi pas un chien ?

Le hurlement monta de nouveau, et l’écho le répercuta longtemps à travers les galeries. Était-ce devant ou derrière moi ? Je n’aurais su le dire. Quoi qu’il en soit, avec l’Inquisiteur et ses sbires dans mon dos, je n’avais d’autre choix que de continuer vers la Grille d’Argent.

Je m’élançai donc, frissonnant de froid ; j’enjambai le chat mort et arrivai à l’embranchement. Enfin, au-delà du tournant, j’aperçus le scintillement de la Grille. Je m’arrêtai alors, les genoux flageolants, incapable d’avancer. Car, dans l’obscurité que ne chassait pas la lumière de ma chandelle, quelqu’un m’attendait. Une silhouette sombre était assise sur le sol, appuyée au mur, la tête baissée. Un prisonnier évadé ? Celui qui s’était faufilé par la porte lorsque j’avais cru la voir s’entrouvrir ?

Ne pouvant rebrousser chemin, je fis quelques pas en tenant bien haut ma chandelle. Un visage barbu se leva vers moi.

— Qu’est-ce qui t’a retenu ? me demanda une voix familière. Voilà déjà cinq minutes que je t’attends !

C’était mon maître ! Un vilain hématome noircissait son œil gauche, et sa lèvre était enflée. Il avait été battu.

— Vous allez bien ? lui demandai-je, anxieux.

— Ça va, petit. Accorde-moi un instant que je reprenne haleine, et je serai frais comme un gardon. Ouvre cette grille, et partons vite !

— Alice était-elle avec vous ? Étiez-vous dans la même cellule ?

— Non, mon garçon. Mieux vaut l’oublier. Cette fille ne t’apportera que des ennuis ! Il n’y a rien qu’on puisse faire pour elle, désormais.

D’un ton froid, presque cruel, il conclut :

— Elle mérite le sort qui lui est réservé.

Choqué, je m’exclamai :

— Le bûcher ? Mais… vous avez toujours refusé de brûler les sorcières ; alors, une jeune fille… Et vous avez assuré à Andrew qu’elle était innocente !

Je n’ignorais pas que l’Épouvanteur n’avait jamais accordé sa confiance à Alice ; pourtant, il me blessait en parlant d’elle sur ce ton, surtout après avoir lui-même échappé à ce destin terrible. Avait-il aussi oublié Meg ? Il ne faisait pas preuve d’une telle dureté de cœur, à l’époque !

— Pour l’amour du ciel, petit, tu dors, ou quoi ? s’impatienta-t-il. Allez, dépêche-toi ! Sors ta clé et ouvre cette porte !

Comme je demeurai perplexe, il eut un geste de la main :

— Et rends-moi mon bâton, que je m’appuie dessus ! Je suis resté trop longtemps dans cette geôle humide, mes vieux os me font mal.

Je m’approchai pour le lui donner. À l’instant où ses doigts allaient se refermer dessus, je reculai vivement, saisi d’horreur. Pas uniquement à cause de l’haleine putride qu’il me soufflait au visage, mais parce qu’il tendait vers moi son bras droit ! Le droit, pas le gauche !

Ce n’était pas l’Épouvanteur ! Ce n’était pas mon maître !

 

Pétrifié, je regardai ce bras retomber, s’étendre jusqu’à doubler de longueur et ramper vers moi en ondulant sur les pavés tel un serpent. Avant que j’aie eu le temps de bouger, la main m’avait agrippé la cheville et la pressait à me faire mal. Ma première idée fut d’arracher ma jambe à l’horrible étreinte. Je compris aussitôt que ce n’était pas le bon moyen. Je gardai donc une parfaite immobilité et me concentrai.

Je serrai le bâton et forçai la peur à refluer en respirant profondément. J’étais terrifié. Mais, tandis que mon corps demeurait figé, mon esprit bouillonnait. Je n’avais qu’une explication, et elle était effroyable : j’étais devant le Fléau !

Je m’obligeai à examiner la créature avec attention, en quête du plus petit détail dont je pourrais tirer parti. Elle ressemblait à s’y méprendre à l’Épouvanteur, et le son de sa voix était identique. Hormis ce bras serpentin, il n’y avait aucune différence.

Au bout de quelques secondes, je me ressaisis un peu. C’était une astuce que mon maître m’avait enseignée : lorsqu’on affronte sa plus grande peur, c’est grâce à la concentration qu’on se détache de ses propres émotions.

» N’oublie jamais cela, petit ! m’avait-il dit un jour. L’obscur se nourrit de ta peur. Si tu luttes l’esprit tranquille et le ventre vide, la bataille est à moitié gagnée.

Ce fut efficace. Mon corps cessa de trembler ; je me sentis plus calme, presque détendu.

Le Fléau lâcha ma cheville, et le bras reprit sa taille normale. La créature se redressa et fit un pas vers moi. J’entendis alors un curieux son : non pas un bruit de bottes, comme je m’y attendais, mais un raclement de griffes sur les pavés. Ce mouvement créa un déplacement d’air, et la flamme de ma chandelle vacilla, projetant contre la Grille d’Argent l’ombre déformée du faux Épouvanteur.

Je déposai prestement la chandelle et le bâton sur le sol, entre nous deux. La seconde suivante, j’étais debout, les deux mains dans les poches de mon pantalon, saisissant dans la gauche une poignée de sel, une poignée de limaille de fer dans la droite.

— Perte de temps, ça ! gronda le Fléau.

Sa voix n’était plus du tout celle de l’Épouvanteur. Rauque, profonde, elle rebondissait sur chaque pierre des catacombes, vibrait dans les semelles de mes bottes et remontait jusqu’à la racine de mes dents.

— Tu ne m’auras pas avec ces vieux trucs ! Ils ne me feront pas de mal, je suis là depuis trop longtemps ! La Vieille Carne, ton maître, l’a tenté une fois. Ça ne lui a rien valu, rien du tout !

Je n’hésitai qu’un bref instant. La créature mentait peut-être, et cela valait le coup d’essayer. Ma main gauche se referma alors sur quelque chose de dur : la petite clé qui ouvrait la Grille d’Argent. Je ne pouvais prendre le risque de la perdre.

— Aaaah ! fit le Fléau avec un sourire matois. Ce qu’il me faut, tu l’as !

Avait-il lu dans mes pensées ? Ou deviné d’après l’expression de mon visage ? De toute façon, il en savait trop.

— Réfléchis ! continua-t-il d’un ton cauteleux. Si la Vieille Carne n’a pu me vaincre, quelle chance as-tu ? Aucune ! Ils seront bientôt là pour te prendre. Les gardes. Tu ne les entends pas ? Tu vas brûler ! Brûler avec les autres ! Il n’y a pas de sortie, à part la Grille. Pas d’issue, tu comprends ? Alors, sers-toi de la clé, vite ! Avant qu’il soit trop tard !

Il se tenait de côté, le dos au mur. Je savais exactement ce qu’il désirait : passer la grille derrière moi et se retrouver libre de perpétrer ses forfaits à travers le pays. Et je savais ce que l’Épouvanteur aurait attendu de moi. Mon devoir était de tout faire pour que le Fléau demeure enfermé dans les catacombes, même au prix de ma propre vie.

— Ne sois pas stupide ! siffla le démon.

Il avait repris la voix de l’Épouvanteur, mais avec un accent discordant que je n’avais jamais perçu chez mon maître.

— Écoute-moi, et tu seras libre ! Et récompensé ! Tu recevras une grosse récompense ! La même que j’ai offerte à la Vieille Carne il y a bien des années. Il a refusé de m’écouter. Et où ça l’a mené ? Tu le sais ? Demain, il sera jugé, déclaré coupable, puis brûlé !

— Non ! criai-je. Je ne peux pas !

À ces mots, le visage du Fléau se crispa de rage. Il ressemblait toujours à l’Épouvanteur, mais les traits que je connaissais si bien étaient distordus par la malignité. Il avança d’un pas, le poing levé. Était-ce une illusion due à la flamme dansante de la chandelle ? Il grandissait. Et je sentis une masse invisible peser sur ma tête et mes épaules. Forcé de m’agenouiller, je me rappelai le chat aplati sur les pavés et je compris quel destin le Fléau me réservait. J’essayai d’aspirer un peu d’air ; en vain. La panique me saisit : je ne pouvais plus respirer ! J’étais perdu !

La lumière de la chandelle disparut dans l’obscurité qui tomba d’un coup devant mes yeux comme un voile. Je m’efforçai désespérément d’émettre un son, de crier grâce. Je savais pourtant que je n’obtiendrais aucune pitié, à moins d’accepter de déverrouiller la Grille d’Argent. Qu’est-ce que j’avais imaginé ? Quelle folie de me croire, après quelques mois d’apprentissage, capable d’affronter une créature aussi mauvaise et aussi puissante que le Fléau ! J’étais en train de mourir, de cela j’étais sûr. Seul dans les catacombes. Le pire était que j’avais échoué, lamentablement. Je n’avais réussi à secourir ni mon maître ni Alice.

Soudain, je perçus un bruit au loin : des pas traînants sur les pavés. Il paraît que, au moment de la mort, le dernier sens qui nous reste, c’est l’ouïe. Et, pendant un instant, je songeai que ce serait mon ultime impression.

Le poids qui m’écrasait diminua peu à peu. La vue me revint, et je respirai de nouveau. Le Fléau tourna le regard vers le coude du tunnel. Il avait entendu, lui aussi.

Le bruit reprit. Pas de doute, il s’agissait bien de pas. On venait.

Je m’aperçus alors que le Fléau se transformait. Ce n’était pas une illusion : il grandissait vraiment. Sa tête touchait presque la voûte, son corps s’incurvait, son visage s’aplatissait, son nez et son menton s’arquaient comme pour se rejoindre. La créature était-elle en train de retrouver son apparence originelle, celle de la gargouille de pierre dominant le portail de la cathédrale ? Avait-elle récupéré toute sa puissance ?

J’écoutai. J’aurais volontiers soufflé la chandelle, mais je redoutais d’être dans le noir, à côté du démon. En tout cas, ce n’était pas une troupe de gardes envoyée à mes trousses par l’Inquisiteur, car une seule personne approchait. Peu importait qui ! Cette arrivée me sauvait provisoirement.

Quelqu’un pénétra dans le cercle de lumière de ma chandelle : je vis d’abord des pieds, chaussés de souliers pointus. Puis apparut une fille mince, vêtue de noir, qui marchait en balançant les hanches.

Alice !

Elle s’arrêta et me lança un bref coup d’œil. Ensuite, elle fixa le Fléau, avec plus de colère que d’effroi.

Un instant, les yeux de la créature rencontrèrent les miens. Quelque chose se mêlait à la rage qui flambait dans son regard. Je n’eus pas le temps de l’analyser, car Alice se ruait sur le Fléau en feulant tel un chat furieux. À ma totale stupéfaction, elle lui cracha à la figure.

Il y eut un brusque coup de vent, et, avant que j’aie réalisé ce qui se passait, le démon avait disparu.

Nous restâmes tous deux immobiles un temps qui me parut une éternité. Puis Alice m’adressa un pâle sourire :

— Un crachat bien efficace, pour une fille, n’est-ce pas ? Je me débrouille pas mal quand je m’y mets !

Je ne répondis rien. Je n’arrivais pas à croire que le Fléau ait pu être si aisément mis en fuite. J’essayais déjà d’introduire dans la serrure de la Grille d’Argent ma minuscule clé. Mes mains tremblaient, et j’avais les mêmes difficultés qu’Andrew à faire jouer le mécanisme.

Je parvins enfin à trouver la bonne position. La petite porte s’ouvrit, je retirai la clé, fis passer de l’autre côté le bâton de l’Épouvanteur et sortis à quatre pattes.

— Prends la chandelle ! soufflai-je à Alice.

Dès qu’elle m’eut rejoint, je glissai la clé dans la serrure et recommençai la manœuvre. Cette fois, cela me prit un temps fou. Je redoutais à chaque instant de voir resurgir le Fléau.

— Plus vite ! me pressa Alice.

— Ce n’est pas aussi facile que ça en a l’air, marmonnai-je.

Lorsque je réussis à tourner la clé, je lâchai un soupir de soulagement.

Soudain, je repensai à mon maître :

— M. Gregory était-il emprisonné avec toi ?

Alice secoua la tête :

— Pas quand tu nous as ouvert la porte. On l’avait emmené pour l’interroger environ une heure avant.

J’avais eu la chance de ne pas être capturé et d’avoir libéré les prisonniers. Hélas, la chance, ça va, ça vient. J’étais arrivé une heure trop tard. Alice était libre, et l’Épouvanteur, toujours captif. Et, si je ne trouvais pas un moyen de le délivrer, il serait brûlé.

Sans tarder davantage, je conduisis Alice le long de la galerie jusqu’à la rivière souterraine. Je la traversai en quelques sauts. Quand je me retournai, Alice était encore sur l’autre rive, fixant le courant rapide.

— C’est profond, Tom ! me cria-t-elle. Trop profond ! Et les pierres sont glissantes !

Je retraversai et, la tenant par la main, l’aidai à franchir le gué.

Nous parvînmes bientôt devant la trappe donnant sur le sous-sol de la maison. Une fois dans la cave, je rabattis le panneau de bois. Je fus déçu de constater qu’Andrew était parti. Il fallait que je lui parle, il fallait qu’il sache que mon maître n’était pas dans la cellule, que le frère Peter était en danger, et que la rumeur était vraie : le Fléau avait retrouvé sa puissance !

Pourtant, je déclarai :

— Nous ferions mieux d’attendre ici un moment. L’Inquisiteur fera fouiller la ville dès qu’il apprendra que des prisonniers se sont échappés. La maison est hantée ; le dernier endroit où on viendra nous chercher, c’est cette cave.

Alice acquiesça. Pour la première fois depuis le printemps, je l’observai attentivement. Elle était de ma taille – ce qui signifiait qu’elle avait grandi autant que moi – et vêtue de noir, comme le jour où je l’avais laissée chez sa tante, à Staumin. Si ce n’était pas la même robe, c’en était une identique.

Elle était toujours aussi jolie, mais son visage amaigri la faisait paraître plus âgée, à croire que les choses qu’elle avait vécues l’avaient forcée à mûrir, des choses auxquelles personne ne devrait être confronté. Ses cheveux noirs, sales et emmêlés, ses joues crasseuses prouvaient qu’elle n’avait pas eu l’occasion de se laver depuis fort longtemps.

— Je suis heureux de te revoir, lui dis-je. Quand je t’ai aperçue dans la charrette de l’Inquisiteur, j’ai cru que tu étais perdue.

Elle garda le silence, puis elle me prit le bras et le serra :

— Je meurs de faim, Tom. Tu n’as rien à manger ?

Je secouai la tête.

— Pas même un bout de vieux fromage ?

— Désolé, je n’en ai plus.

Elle s’écarta, attrapa la bordure d’un tapis, sur le sommet de la pile :

— Donne-moi un coup de main ! J’ai besoin de m’asseoir, et ce carrelage glacé n’est guère engageant.

Je posai la chandelle et le bâton et l’aidai à étaler le tapis. L’odeur de moisi m’emplit les narines, et je regardai avec dégoût les cloportes que nous avions dérangés détaler de tous côtés.

Sans se préoccuper d’eux, Alice s’assit, le menton appuyé sur ses genoux.

— Un jour, fit-elle, je me vengerai. Personne ne mérite d’être traité ainsi.

Je m’installai près d’elle et posai ma main sur la sienne.

— Qu’est-il arrivé ? demandai-je.

Elle resta muette un long moment. Je commençais à croire qu’elle ne répondrait pas quand elle se décida soudain :

— Après avoir appris à me connaître, ma vieille tante a été bonne pour moi. Elle me faisait travailler dur, mais elle me nourrissait bien. Je m’étais habituée à vivre à Staumin. Et c’est là que l’Inquisiteur est arrivé. Il nous est tombé dessus sans crier gare ; il est entré chez nous en enfonçant la porte. Pourtant, ma tante n’était pas comme Lizzie l’Osseuse, elle n’était pas sorcière !

» Les soldats l’ont plongée dans la mare à minuit, devant une foule de villageois ricanants, qui la huaient. J’étais terrifiée, persuadée que ce serait bientôt mon tour. Ils lui ont lié les pieds et les mains ensemble et ils l’ont jetée à l’eau. Elle a coulé comme une pierre. C’était une nuit noire et venteuse. Au moment où elle a heurté la surface, une bourrasque a soufflé la plupart des torches. Ils ont mis un temps fou à la tirer de là.

Enfouissant son visage dans ses mains, Alice émit un bref sanglot. J’attendis en silence qu’elle retrouve la force de continuer. Elle se redressa enfin, les yeux secs, même si sa lèvre tremblait.

— Lorsqu’ils l’ont sortie de l’eau, reprit-elle, ma tante était morte. Ce n’est pas juste, Tom ! Elle n’a pas flotté ! Elle a coulé, ce qui signifiait qu’elle était innocente, et ils l’ont tuée ! Après, ils m’ont fait monter dans la charrette avec les autres.

— Ma mère affirme que l’épreuve de l’eau ne sert à rien, que seuls les imbéciles l’utilisent.

— Oh, l’Inquisiteur n’est pas un imbécile ! Il sait ce qu’il fait, tu peux me croire. Il est cupide, il amasse des richesses. Il a vendu la maison de ma tante et a gardé l’argent. Je l’ai vu le compter. Il accuse les gens de sorcellerie, les élimine, leur prend leurs biens, leur terres, leurs économies. Et il en éprouve de la jouissance ! L’obscur est en lui. Il prétend débarrasser le Comté des sorcières, alors qu’il est plus cruel qu’aucune sorcière que j’ai connue, et c’est peu dire !

» Parmi les prisonniers, il y a une fille appelée Maggie, à peine plus âgée que moi. Elle n’a pas subi l’épreuve de l’eau, mais une autre, à laquelle il nous a forcés d’assister. Il a utilisé une longue aiguille, qu’il lui a enfoncée dans chaque partie du corps. Tu aurais entendu ses cris ! La pauvre fille était folle de douleur. Quand elle s’est évanouie, il lui a jeté un seau d’eau à la figure pour la ranimer. Au bout du compte, il a trouvé ce qu’il cherchait : la marque du Diable ! Tu sais ce que c’est, Tom ?

Je hochai la tête. L’Épouvanteur m’avait expliqué que c’était l’une des méthodes des chasseurs de sorcières. Encore un mensonge ! La marque du Diable n’existe pas. Tous ceux qui ont une vraie connaissance de l’obscur le savent.

— C’est cruel et injuste, continua Alice. Après une trop grande souffrance, le corps s’engourdit, et il arrive que l’aiguille, en pénétrant la chair, ne provoque plus de sensation. Ils prétendent alors que c’est l’endroit où le Diable t’a touché. Tu es déclaré coupable et condamné au bûcher. Le pire, c’était l’expression du visage de l’Inquisiteur ! Si satisfait de lui ! Mais je me vengerai, je lui ferai payer ses vilenies ! Maggie ne mérite pas d’être brûlée !

— L’Épouvanteur non plus, remarquai-je amèrement. Toute sa vie il a lutté contre l’obscur.

— C’est un homme, son agonie sera moins atroce. L’Inquisiteur s’arrange pour que les femmes mettent davantage de temps à brûler. Il affirme qu’il est plus difficile de sauver leur âme que celle des hommes, qu’elles ont besoin de souffrir davantage pour se repentir de leurs péchés.

Me revint alors à l’esprit ce que l’Épouvanteur m’avait appris à propos du Fléau : il ne supportait pas la proximité des femmes, ça le rendait nerveux.

— La créature sur qui tu as craché, lui dis-je, c’était le Fléau. Tu en as entendu parler ? Comment as-tu réussi à l’effrayer si aisément ?

Alice haussa les épaules :

— Il n’est pas très difficile de deviner si ta présence met quelqu’un mal à l’aise. Certains hommes sont comme ça ; lorsque je ne suis pas la bienvenue, je le sais tout de suite. Le vieux Gregory me donne cette impression, et j’ai ressenti la même tout à l’heure, en bas. Un bon crachat remet les choses en place. Crache trois fois sur un crapaud, et aucune créature à la peau humide et froide ne t’importunera plus pendant un bon mois. Lizzie ne jurait que par ce procédé. Toutefois, je ne pensais pas que ce serait d’une telle efficacité sur le Fléau. Oui, j’ai entendu parler de ce démon. Et, s’il est déjà capable de changer ainsi d’apparence, nous devons nous préparer à affronter de sérieux problèmes ! Je l’ai eu par surprise, voilà tout. La prochaine fois, il se tiendra sur ses gardes ; je ne redescendrai pas dans ces galeries, c’est hors de question !

Nous demeurâmes silencieux un moment. Je fixais le vieux tapis moisi quand j’entendis soudain Alice respirer lentement et profondément. Je la regardai : elle avait les yeux fermés. Elle s’était endormie sans changer de position, le menton sur les genoux.

J’ignorais combien de temps nous serions contraints de rester terrés dans cette cave, et je n’avais guère envie de souffler la chandelle. Mais il était préférable d’économiser la mèche pour plus tard ; je l’éteignis donc et tentai de dormir moi aussi, sans y parvenir. J’étais glacé. Je ne cessais de frissonner et n’arrivais pas à détourner mes pensées de l’Épouvanteur, toujours prisonnier. Les derniers événements avaient dû mettre l’Inquisiteur dans une colère noire ; il ne tarderait pas à faire dresser les bûchers.

Je finis par m’assoupir moi aussi.

Un chuchotement contre mon oreille me tira de mon sommeil.

— Tom, disait Alice d’une voix à peine perceptible, nous ne sommes pas seuls. Je sens qu’on m’observe, et je n’aime pas ça.

Elle avait raison. Je devinai une présence, dans le coin, et il faisait très froid. Mes cheveux se dressèrent sur ma nuque. À coup sûr, c’était le spectre de Matty Barnes, l’étrangleur.

— Ne t’inquiète pas, Alice, soufflai-je. Ce n’est qu’un fantôme. Tâche de l’ignorer. Si tu n’as pas peur, il ne te fera aucun mal.

— Je n’ai pas peur. Du moins, plus maintenant.

Elle marqua une pause, puis elle poursuivit :

— Dans cette affreuse cellule, j’était terrifiée. Je n’ai pas fermé l’œil un seul instant, au milieu de tous ces cris et gémissements. Je ne vais pas tarder à me rendormir, mais je voudrais qu’il s’en aille. Il n’a pas le droit de me fixer comme ça !

— Je ne sais vraiment plus que faire, à présent, lui confiai-je, pensant de nouveau à l’Épouvanteur.

Alice ne réagit pas, sa respiration s’était ralentie. Elle dormait. Et je dus l’imiter, car un bruit me réveilla soudain en sursaut : un martèlement de bottes sur le carrelage. On marchait dans la cuisine, au-dessus de nous.

La malédiction de l'épouvanteur
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